Intervention dans l’optionnel « Architecture et patrimoine parisien » de l’IUFM de Paris

Le patrimoine et l’enfant

par Jean-Paul Dollé, philosophe, enseignant à l’école d’architecture de Paris La Villette et co-fondateur de « Banlieue 89 »

mardi 11 février 2003, par Léa Longeot

« Patrimoine - de pater, le père, pourquoi pas matrimoine ?
Patrimonial - ce que les enfants héritent des parents.
L’héritage concerne au moins deux générations : la génération qui transmet et celle qui reçoit.
Donc, le patrimoine est une question de transmission, une question de réception ou de non-réception, une question de possibilité de transmission ou de non-transmission.
Le patrimoine renvoie à un rapport de filiation.
Tout ceci concerne le niveau individuel du patrimoine.
Sur le plan collectif, nous parlons de patrimoine public.

La question du patrimoine, en France, est récente. Les pouvoirs publics s’en préoccupent depuis peu (il existe une direction de l’architecture et du patrimoine au ministère de la culture depuis cinq ans).
La question est de savoir ce que veut et peut transmettre une société aux générations qui viennent. Qu’est-ce qu’il faut absolument transmettre ? Qu’est-ce qu’il est susceptible d’être gardé ? Et pourquoi ? Et en vue de quoi ?
Qu’est-ce qu’il y a à transmettre ? Est-ce qu’on a à transmettre ?

La mémoire peut se focaliser sur des objets, elle condense, elle exemplarise. C’est ce que l’on appelle un monument mémorable - il faut s’en souvenir.
Pourquoi « monument » et « patrimoine » sont-ils associés ?
D’abord, un mémorial (souviens-toi, ici...) c’est ce qui est digne d’être mémorisé, donc il faut que ce soit le plus visible possible, ce sont les monuments historiques et bâtiments publics.
C’est ce qui est légué par la France à ses enfants, propriété de toute la Nation.
Conserver pour passer à l’autre génération, pour les vivants, en partage, et pour les suivants.
Il faut qu’il soit en bon état, il ne faut pas le dilapider.
Dans les familles parfois, il y a des déshérités, ils ne font plus partie de la communauté familiale, ils sont soit exclus, soit chassés, ils ne sont plus reconnus.
Il faut la volonté pour ceux qui ont le patrimoine de le faire partager, de le donner à tout le monde.
Le patrimoine n’est pas reçu de la même façon par tous. Cela dépend de :
- la manière dont on le transmet et dont on le reçoit
- la manière dont c’est partagé ou accaparé
- la manière dont c’est séparé ou approprié.

LES ENFANTS

Un enfant croit que toutes les familles sont pareilles. Il est placé devant une situation qu’il n’a pas choisie, il n’a pas de terme de comparaison. Puis, il rentre dans un système de socialisation, donc il a des manières d’appréhender ce dans quoi il est, qu’il soit dans une ville, dans une banlieue...
Il est pris dans un système de transmission, l’école, où l’on transmet une histoire nationale qui soit l’histoire de tous, une histoire collective. Or, chacun a sa propre mémoire. La mémoire, c’est ce qu’il y a de plus privé. L’histoire, ce n’est pas la mémoire, et pourtant elle doit être intériorisée (mémoire collective). Une histoire qui soit mémorable, et ceci est hautement politique, c’est même le noyau de la politique que de constituer une communauté de telle sorte qu’elle ait une mémoire commune. Et pour cela, il faut des monuments de l’histoire commune. Ils sont le plus visiblement concentrés dans des lieux publics (ref. à l’ouvrage « Lieux de mémoire », physiques ou institutionnels).
Ce qu’il y a de plus spectaculaire permet à la mémoire de s’inscrire d’autant mieux dans le corps. Cela donne des repères (père à nouveau !).
Tout ceci marche quand la société est unie, qu’elle constitue une communauté. Le problème est dans l’absence de cela.
Dans les banlieues, il n’y a pas de mémoire commune, il y a une multiplicité de mémoires. Nous sommes donc en face de conflits de mémoires, mémoires partagées.
Le problème de l’intégration tourne autour de la question du patrimoine.
L’illusion (des architectes en particulier) que le lieu peut tout régler, le lieu comme patrimoine commun. Non, ce n’est pas suffisant, encore faut-il avoir accès à ce lieu là. On se donne ou pas la permission d’y accéder.
La chose la plus facile à régler, c’est la permission légale (gratuité des musées, des théâtres...). Encore faut-il se donner le droit d’y aller, se donner les moyens symboliques.
On peut refuser aussi le patrimoine sous toutes les formes, les exemples ne manquent pas. Les enfants et les adolescents sont ultrasensibles à cela. Ils s’interdisent, c’est l’impossibilité ou le patrimoine les agresse en tant que tel.

Le rapport au patrimoine n’est pas donné. Il n’est pas évident, cela ne va pas de soi. Le rapport au patrimoine est symptomatique du rapport à la transmission, à la filiation.
Il y a aussi ceux qui ne veulent pas transmettre, c’est le cas extrême mais il existe.
Il n’y a jamais un rapport direct au monde, il est toujours médiatisé. L’environnement dépend de chacun, il est vu différemment par chacun. Dans une classe, les enfants ne voient pas tous la même chose.
Il y a une possibilité qu’il y ait un au-delà de la différence, qu’il y ait un socle commun, ce n’est pas la perception qui peut le donner.
Préparer l’accès car c’est bien le problème des voies d’accès qui est posé. Et les voies d’accès, c’est vous, les professeurs, qui les avez dans l’instance qui transmet (propriétaire du patrimoine).

Donner le désir à ceux à qui l’on transmet que ce soit transmis. Etre en mesure de recevoir, être en mesure de décider ce qui nous fait du bien ou pas. Donner l’envie, c’est l’acte d’enseigner, d’éduquer, d’élever. »

REACTION AUTOUR DE LA TABLE

Etre sensé savoir.
Le devoir de mémoire.
Si tout devient patrimonial, on s’asphyxie.
Quelles sont les limites du patrimoine ? Le patrimoine doit-il être d’ordre sensible ?
Quels modes de transmission ?

Comment aborderiez-vous, vous Jean-Paul Dollé, la question du patrimoine devant une classe ?

« Je commencerais par poser des questions.
Quels sont les objets que vous aimeriez que vos parents vous transmettent, vous donnent ?
Qu’est-ce qu’il leur fera souvenir ? (aux enfants)
Après, dans leur quartier, qu’est-ce qu’ils voudraient qu’il ne soit pas détruit ? Ou l’exemple de quelque chose qui a été détruit et qui les a troublés.
Les enfants ont des lieux fétiches. Qu’est-ce qu’ils voudraient qui reste dans leur quartier ? »